À une époque où la publicité est omniprésente, où les marques rivalisent d’ingéniosité pour conquérir de nouvelles cibles, quelle est la place de la réflexion ? Et au-delà de la réflexion, quelle est la place de la philosophie dans une société qui semble s’ancrer dans la superficialité ? Nous faisons le point avec le philosophe Gilles Vervisch. Crédits : Gilles Vervisch / Psychologies Bonjour Gilles, pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Je viens de Rouen (mais ça n’intéresse personne). Khâgne, études de philosophie à Paris 1, jusqu’à l’agrégation. Après, j’ai enseigné 5 ans à Saint-Valery-en-Caux, dans un lycée normand au bord de la mer (et au bout du Monde). Depuis 2007, j’enseigne dans un lycée de la région parisienne. Et surtout, j’ai publié 5 ou 6 livres qui cherchent à concilier humour et philo, Comment ai-je pu croire au Père Noël ? (Max Milo, 2009) ou encore, Puis-je vraiment rire de tout ? (L’opportun, 2013). Entre autres. Et puis, ça fait 3 ans que j’anime une chronique philo à Radio France, sur le Mouv : d’abord dans la matinale, et désormais, le midi. On a le sentiment qu’à travers vos ouvrages, vous voulez désacraliser la philosophie, jugée par certains comme un peu élitiste. Qu’en pensez-vous ? « Désacraliser », pas vraiment, car je pense bien que la philo, c’est sacré ! C’est ce qu’il y a de plus important et de plus intéressant à faire dans la vie (sinon, je ferais autre chose) ! Mais disons que j’essaie de rendre ça plus « accessible », effectivement, et de lutter contre 2 ou 3 préjugés : d’abord, contre l’idée que la plupart des gens se font de la philo, qui serait forcément difficile à comprendre et éloignée de la réalité du quotidien. Ensuite, du côté des « philosophes » ou des « spécialistes » : certains ont effectivement tendance à penser que pour avoir l’air intelligent, il faut parler dans un langage que personne ne comprend. Ce que je voudrais montrer, surtout, c’est qu’on peut être drôle sur des sujets sérieux. Pensez-vous que la philosophie soit partout autour de nous, même dans la publicité ? Dans la publicité, ça reste à voir. Mais effectivement, et contrairement à ce qu’on pense peut-être, il n’y a pas de « sujet » ou d’objet propre à la philosophie. Tout est « philosophique ». La philosophie, en bref, ça consiste à penser par soi-même et à réfléchir un peu sur notre vie et le monde qui nous entoure. On peut donc la tirer de n’importe quoi : la vie quotidienne, les films, les séries TV, les livres, et pourquoi pas, la publicité. Pour beaucoup, la publicité est superficielle tandis que la philosophie serait tout le contraire. Alors, la pub et la philo amour ou répulsion ? Les deux mon général ! D’abord, les publicitaires eux-mêmes ou les « créatifs » qui font des « concepts », ont sûrement la conviction de faire de la philosophie. Ça fait bien longtemps que la publicité ne se contente plus de vendre des savonnettes, et pour ceux qui les créent, la publicité est sans doute l’occasion, voire le prétexte à dire des choses qui dépassent largement la vente d’un produit. C’est un moyen de dire des choses sur ce que sont le bonheur, la liberté, la nature, notre identité, etc. En bref, de donner une certaine idée à propos des grands thèmes de la philosophie. Mais tout cela est-il bien « philosophique » ? On se tromperait en disant que la publicité est « superficielle » et la philosophie « profonde » – il y a sûrement des philosophes bien plus superficiels que des bonnes campagnes de pub ! Ce n’est pas la différence essentielle. Non, la différence, c’est que la philosophe encourage plutôt à penser par soi-même, alors que la publicité, pas du tout : elle se contente de véhiculer des clichés, à caresser le « consommateur » dans le sens du poil, pour la bonne raison qu’elle a quand même quelque chose à lui vendre. Dans « Quelques grammes de philo dans un monde de pub » vous disséquez les campagnes de pub à travers l’œil du philosophe. Quel est votre constat ? Le constat, c’est que le discours publicitaire est souvent trompeur, et a tendance à affirmer tout le contraire de ce qu’il pense ou de ce qu’il voudrait. On promet aux gens le bonheur, alors qu’on fait tout pour qu’ils se sentent malheureux – en se disant, par exemple, qu’il leur manque le dernier iPhone. On met la « nature » en valeur pour vendre des produits industriels. Et surtout, on demande à tout le monde « d’être soi-même », de se libérer des conventions, tout achetant le même produit que les autres. Vous avez dit « Si les marques ne sont pas des produits, mais des idées, des attitudes, des valeurs et des expériences, pourquoi ne pourraient-elles pas également constituer une culture ? » Peut-on parler de philosophie de marque ? Bien sûr, il y a une « philosophie » de la marque – le « branding », comme le remarquait déjà Naomi Klein dans No Logo. Mais ce n’est pas vraiment de la philosophie : c’est plutôt la construction d’une image de marque qui, comme d’habitude, peut être plus ou moins trompeuse. En un mot, la publicité est un peu le « Canda Dry » de la philosophie : ça ressemble à de la philosophie, c’est doré comme la philosophie, mais ce n’est pas de la philosophie. La publicité peut-elle nous amener à réfléchir, à nous interroger comme le ferait le discours d’un philosophe ? Ou au contraire, la publicité est-elle un gourou auquel on adhère sans réfléchir ? Un « gourou », peut-être : il y a une sorte d’attitude religieuse induite par la publicité, qui nous dicte des manières de vivre et de penser, en nous disant comment on doit vivre pour être heureux. Comme on l’aura compris, la publicité ne nous amène pas vraiment à réfléchir, même s’il est très intéressant de réfléchir sur la publicité. Qu’auraient pensé Descartes ou Platon des campagnes que nous voyons dans les médias et plus généralement, de la publicité ? Ils les auraient sans doute identifiées à l’opinion ou aux « idées reçues », en bref, à tout ce dont la philosophie tente de nous arracher pour nous conduire à penser par nous-mêmes. En parlant de Platon, pensez-vous que la publicité nous aide à sortir de la caverne ou nous y enferme ? Pour être clair : elle nous y enferme. Les publicitaires, ou les « créatifs » (et les annonceurs, ressemble bien plutôt à ceux que Platon présente comme les « marionnettistes » dans son allégorie : tous ceux qui manipulent les autres et les maintiennent dans l’illusion, en leur imposant une certaine image du bonheur, de la liberté, etc. Selon vous comment la relation pub/philo va-t-elle évoluer dans les années à venir ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que la publicité elle-même va beaucoup évoluer avec les « nouvelles technologies »- qui ne sont plus si nouvelles que ça. La bonne vieille publicité Boursin à la télé risque de disparaître : la tendance est à la personnalisation de la publicité, quand chacun reçoit un message calibré qui correspond aux données personnelles qu’il a laissées sur internet. Ce qui est sûr, aussi, c’est que je ne vais pas forcément me faire des copains, mais bon…