2014 est sans conteste l’année de l’avènement de l’objet connecté. L’internet des objets est sur toutes les lèvres et si la majorité d’entre nous considère ce phénomène avec bienveillance, philosophes et sociologues l’analysent d’un regard beaucoup plus circonspect. En 1972, Jean Baudrillard disait «Le spectacle de la machine qui produit du sens dispense l’homme de penser.» Penseur ou visionnaire, le philosophe français s’approchait d’un constat qui à notre époque, pourrait prendre tout son sens. L’objet connecté. Ce Graal qui fait rêver les auteurs et lecteurs de science-fiction depuis des décennies est aujourd’hui à notre portée. Et plus que jamais, il fait rêver. Il y a eu les podomètres conçus selon les principes du quantified self, les tasses de café connectées et même les gamelles pour chien. Le dernier né : Mother, cette nourrice des temps modernes dont nous vous avons déjà parlé chez INfluencia. La bien nommée est une prouesse technologique, capable de nous aiguiller dans notre vie quotidienne, comme le ferait une mère attentive. Et c’est là que se pose la question de l’infantilisation de l’Homme par l’objet (connecté). En régentant nos vies, Mother et à travers elle, les objets connectés les plus évolués nous infantilisent-ils ? Pour le sociologue Bernard Cathelat, la réponse est évidente. « Nous sommes dans une nouvelle mythologie numérique, celle d’un nouveau bonheur que va nous apporter cette intelligence bienveillante que l’on veut désormais placer dans des objets. Les bénéfices sont évidents. Avec eux, l’orientation dans l’espace est facilitée, nous sommes protégés des dangers, assistés en permanence, nous avons des réponses instantanées à nos questions. Mais en même temps, quelle est la part de liberté individuelle que nous allons perdre en confiant à ces objets toute une partie de notre compréhension du monde, de notre orientation spatiale, de nos relations humaines. Une des caractéristiques de la vie adulte, c’est justement la prise de risques, le fait d’accepter la surprise, les aléas, de prendre des initiatives, d’entreprendre, d’échouer, de réussir… Sans ça, le risque de rester un enfant toute sa vie devient finalement très grand. » À une époque où la société perd ses repères, il est rassurant de pouvoir compter sur les objets connectés. Ils nous assistent, connaissent nos habitudes parfois mieux que nous même et à dire qu’ils nous comprennent, il n’y a qu’un pas. Ne pourrait-on pas imaginer un futur où l’objet connecté serait notre psy, notre médecin ou le meilleur ami avec qui nous passerions nos vendredis soir ? Pour Jonathan Roberge, titulaire de la Chaire de recherche sur les nouveaux environnements numériques et l’intermédiation culturelle, le NEMIC Lab, de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) : « C’est le narcissisme 2.0 qui rencontre la société des loisirs et l’hyperpragmatisme. » Et pourtant, ces parents de substitution ne sont que des machines et aussi évoluées soient-elles, elles ne sont pas prêtes à nous plonger dans un remake de Matrix. Pour le technologue biélorusse Evgeny Morozov, il convient tout de même de prendre de la distance, de garder son libre arbitre et d’utiliser les objets connectés comme des outils et non pas comme des substituts d’intelligence. Pour lui, il est important de faire la différence entre « bonne intelligence » et « mauvaise intelligence ». Dans un article publié il y a quelque mois dans le Wall Street Journal, le technologue déclarait : « le problème de beaucoup de ces technologies est que leurs concepteurs, tout à leur idée de dénicher les imperfections de la condition humaine, s’arrêtent rarement pour se demander combien de frustration, d’échec et de regret il est nécessaire pour que le bonheur et le sentiment d’accomplissement aient du sens. Bien sûr c’est formidable quand les objets qui nous entourent fonctionnent bien, mais c’est encore mieux quand, accidentellement, ils cessent de bien fonctionner. C’est comme cela, après tout, que nous gagnons un espace pour prendre des décisions – dont la plupart sont indubitablement très mauvaises – et que, d’échecs en erreurs, nous murissons jusqu’à devenir des adultes responsables, tolérants au compromis et à la complexité. Ces espaces d’autonomie seront-ils préservés dans un monde rempli de technologies intelligentes ? » Plus qu’une infantilisation de l’Homme par l’objet connecté, la vraie question ne serait-elle pas : « Quand le progrès commence-t-il à nous faire régresser ? » Car comme le souligne Morozov : « tout artiste ou chercheur le sait, sans un espace protégé, et même sanctuarisé, où l’erreur est possible, l’innovation cesserait d’exister. »