Le vin est l’un des produits français les plus exportés et les plus consommés au monde. Produit du terroir par excellence, il prend depuis quelques années un visage différent, selon les modes et l’évolution de la demande du public. Nous avons voulu en savoir plus.

Gabrielle Vizzavona est l’une des plus grandes oenologues actuellement. Passionnée depuis l’enfance par les terroirs et par les produits, Gabrielle a foulé les vignes de plus de 30 pays avant de poser ses valises à Paris. Pour nous, elle fait le point sur le marché du vin. Rencontre avec une passionnée passionnante.

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En matière de vin, existe-t-il des modes ?

Oui, le monde du vin est soumis à des modes, certaines plus éphémères que d’autres. Les modes sont différentes selon les pays et les groupes démographiques, et font du vin et des spiritueux un univers complexe, car infiniment segmenté.

Elles peuvent avoir plusieurs origines. Il y a les modes influencées par des opérations de marketing, qui, dans la mesure où on en a les moyens financiers, s’installent relativement rapidement, mais sont aussi plus volatiles. Le consommateur se lassant vite, il est moins captif. C’est par exemple la mode du rosé pamplemousse en France (beurk), ou celle des « skinny drinks » aux Etats-Unis, qui surfe sur la tendance des boissons à faibles calories.

Il existe aussi les modes liées aux habitus culturels d’une population, particulièrement à son rapport à l’alimentation et à son mode de vie. Par exemple, au Brésil, les vins pétillants et champagnes fortement dosés en sucre sont très demandés. En Chine, peuple familier aux tanins, car grand consommateur de thé, le vin rouge est infiniment plus populaire que le vin blanc.

Une autre source de tendances, encore plus profonde, est liée à l’éducation du consommateur, qui adapte ses goûts à son éthique, et dont les désirs évoluent au rythme de ses connaissances. C’est la mode du bio, qui au-delà d’une mode est devenue un mode de vie au fur et à mesure que certains groupes démographiques ont développé une conscience des traitements chimiques qui peuvent être utilisés dans les vignes ou des intrants en cave, et de leurs impacts potentiels sur la santé et sur l’authenticité du goût.

Le vin est-il aujourd’hui un produit de luxe ?

Si l’on associe le luxe à la seule valorisation pécuniaire, le prix moyen de l’achat d’une bouteille de vin en France se situant autour de 4 euros, cela signifie que la plupart des consommateurs réguliers traitent le vin comme un produit de consommation courante.

La perception du vin comme produit de luxe s’accorde, du moins dans l’inconscient collectif, au prix. Nous avons à l’esprit les tarifs des bouteilles de grands crus classés bordelais, prohibitifs pour le commun des mortels. Mais le prix n’est pas systématiquement gage de qualité, il peut porter en son sein l’histoire et le prestige des codes qui lui sont associés.

Le luxe se définit aussi par la rareté, et il nous faut distinguer deux types de vins pour comprendre la problématique : le vin d’industrie et le vin d’artisanat. Les deux coexistent et sont souvent assimilés alors qu’ils diffèrent profondément tant en termes de philosophie que de travail. Un vin de luxe, pour moi, est un vin qui a bénéficié de tout le temps nécessaire à son épanouissement (ce qui n’est pas systématiquement lié à des prix élevés). Prendre le temps d’avoir cette vision à long terme, c’est cela le luxe dans la viticulture aujourd’hui, au-delà des assimilations d’image. Lorsque l’on sacrifie une grande partie de la qualité et des bienfaits du vin par l’industrialisation des procédés, on aboutit à un autre type de produit.

Peut-on considérer le vin comme une valeur refuge ?

Les grands crus bordelais furent une valeur refuge pendant des années, et le sont encore. Mais c’est un marché inflationniste, et cette spéculation est aujourd’hui largement dépendante des BRIC, dont les économies ne sont pas encore stabilisées, et dont les habitants, encore peu familiarisés avec le vin, voient leur goût évoluer très rapidement, glissant petit à petit d’un achat d’image à un achat de plaisir. Cela rend cette croissance fragile.

Avec les boxes de vin, assiste-t-on à une démocratisation du vin et peut-être à un rajeunissement des consommateurs ?

Les boxes offrent une nouvelle façon de consommer. Cela permet d’éliminer l’anxiété liée à l’incertitude du choix : la grande majorité des acheteurs de vin est perdue dans la complexité du système des AOC, et dans la technicité liée à la vinification. La box enlève la pression sociale que peut représenter chez certains le fait de ne pas savoir quoi choisir. J’aime ce système lorsqu’il pousse les amateurs de vin à devenir plus curieux et à briser leurs habitudes, en leur faisant goûter des vins auxquels ils ne se seraient pas risqués seuls. Certaines boxes offrent une sélection très originale, phileas stravinarus par exemple, entreprise basée à Bordeaux, fait un réel travail de recherche en offrant des vins de vignerons français et étrangers.

La génération Y achète presque tout sur internet. C’est la génération des influenceurs, elle convertit celles qui l’entourent ; j’ai appris à ma mère comment commander en ligne (je ne sais pas si j’ai bien fait, mais c’est un autre problème !). Ce système est adapté aux plus jeunes, même si il ne remplace pas le contact humain, surtout si c’est un contact direct avec le vigneron.

Une tendance plus récente est d’essayer de cartographier les goûts du consommateur pour mieux cibler les boxes selon le profil gustatif du membre. Au-delà des préférences rouge/ blanc/ rosé/ bulles, je pense que ça va être difficile à faire : c’est voir le goût comme quelque chose de linéaire, alors qu’il est en perpétuelle évolution, s’inscrit dans un contexte et est donc soumis à une certaine subjectivité.

On dit que le vin se féminise. Est-ce un phénomène que tu remarques ? Quelle place a aujourd’hui la femme dans le monde du vin ?

Il y a toujours eu des femmes. Regardez les grandes veuves de Champagne, elles sont aujourd’hui utilisées comme figures archétypales par certaines maisons, mais elles ont bien fait partie de l’histoire. La Veuve Clicquot par exemple, était une grande vinificatrice doublée qu’une grande stratège dans les affaires (et pas toujours dans le respect de la loi), à une période où ce n’était pas accepté. Aujourd’hui, si cet univers reste majoritairement masculin, les femmes sont nombreuses, et bien acceptées (voire recherchées), en tout cas, c’est l’expérience que j’en ai.

Dans la pratique, pour certaines opérations liées à la vinification, assez physiques, c’est bien (homme ou femme) d’être costaud. Pour le pigeage par exemple (opération qui consiste à remuer une cuve pour extraire et répartir les composés du raisin), ça peut aider d’être un homme de 100 kilos de muscles, même si ça ne fait pas tout ; ce que nous perdons en force nous le rattrapons peut-être en rigueur!

Globalement, comment a évolué le monde du vin depuis le début de ta carrière ?

Le consommateur est plus conscient du fait que le vin est un produit de transformation et qu’il peut être victime de manipulations. Il est de plus en plus plus attiré par une agriculture vivante (pour tous les produits de la terre), qui reflètera une typicité du lieu.

Il y a l’avènement d’une nouvelle génération de vignerons, qui suit l’exemple de grandes figures du vin, et remet l’accent sur l’équilibre de son écosystème, quand celui-ci avait parfois été détruit par la chimie les générations précédentes. Qui expérimente, par exemple, en replantant des cépages oubliés (je salue le mouvement Wine Mosaïc, qui agit dans ce sens) ou sur le matériel utilisé dans les vignes ou en cave. Il y a plus de prises de liberté, avec des vignerons qui se libèrent des carcans parfois restrictifs imposés par l’AOC. On a beaucoup appris à d’autres pays, mais on apprend aussi d’eux, et l’impact en est visible, notamment dans le branding des vins et dans la communication, qui se digitalise .

Les vins étrangers sont encore considérés avec scepticisme par les Français. Comment cela va-t-il évoluer ?

Nous avons une telle diversité en France ; laissons-nous peut-être encore ce chauvinisme ! La sélection étrangère grandit doucement, avec de petits cavistes passionnés désireux de diversifier leur offre et des consommateurs plus voyageurs et plus curieux. La sélection de vins d’Italie est assez complète, encouragée par la popularité des restaurants et épiceries fines spécialisés. L’offre venue d’autres pays reste globalement limitée.

Quels sont les pays qui vont se démarquer dans les années à venir ? Beaucoup parlent de la Chine, qu’en penses-tu ?

Pour nos exports, la Chine est un pays important, malgré la loi anticorruption votée en 2013 qui a freiné les achats de nombreux produits de luxe, incluant les grands crus bordelais et le cognac. En dehors du segment luxe, 80% des vins consommés en Chine sont des productions locales, et cette production domestique a été multipliée par plus de 4 au cours de la dernière décennie. Le vignoble continue de croître à toute vitesse, tout comme les investissements chinois dans les vignobles étrangers.

Ils ont un marché interne gigantesque, et qui progresse toujours, particulièrement grâce à l’avènement d’une classe moyenne qui se convertit au vin, et qui achète de plus en plus régulièrement les entrées de gammes locales et étrangères, notamment les vins australiens et chiliens.

Lors d’un voyage professionnel, j’y ai goûté quelques bons vins, même si le rapport qualité-prix n’était pas au rendez-vous.

Le vin en France est basé sur une forte culture du lieu, je doute très fortement que la Chine ne puisse (ni ne veuille) valoriser ses terres de la même façon et que les vins chinois ne remplacent les vins français sur les cartes des grands restaurants !

A propos de l'auteur

Créatrice de Spanky Few