Taylor Swift qui retire sa musique de Spotify, des artistes tels que Jay Z et Jack White désireux de créer une nouvelle plate-forme de musique en ligne pour augmenter leurs rémunérations ou encore le dernier Adele, 25, qui ne sera pas proposé à l’écoute en streaming : quelques faits relayés par la presse et qui ne sont en fait que des épiphénomènes d’une réalité plus large, celle que la plupart des artistes ont du mal à percevoir les droits qui leur reviennent sur les morceaux diffusés par ces plates-formes. Des morceaux écoutés des millions de fois et qui ne donnent lieu qu’à des paiements de quelques centaines d’euros. Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment un système qui devrait générer un maximum d’information est-il au final si opaque pour les musiciens, dont le travail est pourtant ce qui fournit à ces sites leur raison d’exister ? Pour répondre à ces questions, le laboratoire d’idées « Rethink Music », créé à Boston par la prestigieuse Berklee School of Music vient juste de faire paraître un rapport sobrement intitulé « Fair Music ». Le constat qu’il dresse est sans appel : le système manque de transparence et nuit à pratiquement toute la chaîne des intervenants. Pour améliorer le système, il faut créer des bases de données qui favorisent la circulation de l’information. Allen Bargfrede, qui est à l’origine de cette initiative, est un avocat spécialisé dans la musique et les nouvelles technologies. Et comme il habite Paris une partie de l’année, nous avons profité de l’occasion pour parler avec lui des enjeux que les nouvelles technologies font peser sur la musique et ceux qui la font. Son avis est que, si les maisons de disques et les sites de streaming ont leur part de responsabilité dans la situation actuelle, les artistes aussi doivent repenser leur métier et peut-être commencer par ne plus considérer la distinction entre art et commerce comme une dichotomie indépassable. Allen Bargfrede par David Bacher D’abord, qu’est-ce qui t’a amené à avoir une carrière dans l’industrie de la musique et à créer Rethink Music ? J’ai commencé parce que je manageais des amis qui étaient dans des groupes alors que je faisais mes études en droit à Austin. J’avais déjà cette attirance pour le milieu de la musique, mais quand mes amis ont commencé à tourner, j’ai sauté sur l’occasion. C’était le début de l’internet et j’ai également été web designer pour des artistes plus connus. Après la fac de droit, j’ai continué à travailler pour des groupes et l’un d’entre eux, pour qui j’avais fait un site, a viré son manager et m’a pris à leur place. J’ai fait ce boulot pendant deux ou trois ans puis j’ai bougé à Nashville où j’ai continué cette activité tout en commençant à travailler comme avocat. À ce moment-là, j’exerçais mon métier de juriste dans le milieu des nouvelles technologies, sans lien avec la culture, tout en créant un label pour sortir des groupes. On sortait des disques via CD Baby et je continue d’ailleurs à toucher un petit chèque d’eux tous les mois. J’avais envie de faire quelque chose de différent alors j’ai passé un master de communication à l’université de Northwestern. J’ai ensuite accepté un poste d’enseignant à l’école de musique de Berklee à Boston, mais j’avais toujours envie de conserver mon activité de juriste, car il y avait beaucoup de firmes musicales à Boston. Il y avait un débat vigoureux à Berklee au sujet de l’internet, de YouTube notamment, et on a commencé à organiser des conférences sur le sujet. Nous nous sommes associés avec le Midem, ce qui explique que j’aie commencé à venir en France. Comme le format des grandes conférences était trop lourd, nous avons fini par écrire des papiers et à organiser des journées d’étude sur les nouveaux modèles entrepreneuriaux dans le milieu de la musique. À ce moment-là, il y avait ce débat concernant Taylor Swift, qui retirait sa musique de Spotify, et des articles sur les artistes touchant peu d’argent sur la musique en streaming. Évidemment, cela n’est pas totalement nouveau, il suffit d’avoir vu Searching for Sugar Man pour comprendre qu’artistes et labels ont des relations conflictuelles depuis des décennies. Nous nous efforçons de résoudre ces problèmes par rapport aux nouvelles technologies, en nous demandant comment l’argent circule des sites de streaming comme Spotify jusqu’aux artistes et qu’est-ce qui fait qu’il s’y perd en chemin. Voilà comment Rethink Music a commencé. Comme tu l’as dit, Rethink Music est une initiative soutenue par Berklee, mais le nom me laisse entendre que c’est également un « think tank ». Le but étant donc d’influencer le cours des choses et notamment la législation, comment comptez-vous faire passer vos idées ? L’industrie du disque est très agressive, mais le résultat c’est qu’elle a surtout la fâcheuse habitude de se tirer une balle dans le pied ! Comme nous sommes une institution universitaire, nous essayons de rester neutres. Il y a des éléments dans ce rapport que nous dénonçons, mais nous ne souhaitons pas prendre parti. Bien sûr, nous donnons des diplômes à des milliers de musiciens chaque année, c’est donc avant tout pour eux que nous souhaitons améliorer le système dans son ensemble. Quand nous disons qu’il faut par exemple créer une base de données des droits d’auteurs, ce que nous voulons dire c’est qu’apporter une plus grande transparence profitera à tous les acteurs du marché. Mais nous n’essayons pas d’influencer directement les parlementaires ou de faire passer une loi en particulier. Dans le rapport, il est clair que vous ne cherchez pas à accuser un acteur, comme les maisons de disques en particulier, mais à trouver des solutions gagnant-gagnant. Est-ce à dire que le système actuel est aussi défavorable aux sites de streaming ? Si nos solutions étaient appliquées, elles profiteraient à tout le monde. Une analogie simple est celle de la tarte. Les artistes, leurs maisons de disques et les éditeurs semblent chacun arguer qu’ils devraient bénéficier d’une plus grande part, mais au final peu se soucient de faire croître la taille de la tarte dans son ensemble afin de donner plus à chacun. Il s’agit donc de cela dans notre rapport. Cela dit, s’il y a un groupe parmi tous ceux-là que nous souhaitons protéger, ce sont les musiciens, car sans leur création, c’est tout le système qui cesse de fonctionner. Justement, la question qu’on peut se poser, c’est celle de savoir pourquoi ce système de paiement est si opaque alors même que l’internet, en fournissant les nouvelles technologies permettant de collecter toute l’information possible, devrait promouvoir la transparence. Comment se fait-il que malgré toute cette information disponible, certains artistes ne touchent par leur chèque chaque mois ? C’est lié à la question précédente. Dans le système actuel, les sommes qui ne sont pas réclamées au bout d’une période de temps donnée sont redistribuées à l’ensemble des acteurs au prorata de la part de marché qu’ils occupent. De fait, des artistes plus ou moins confidentiels ou des petites structures, qui ne vont pas avoir le temps de procéder au comptage de leurs royalties, vont laisser filer ces sommes et ce sont de plus gros acteurs qui vont les engranger. Je vais faire une comparaison de mauvais goût – je me suis déjà fait taper sur les doigts pour ça –, mais c’est un peu comme le vol de la Malaysia Airlines : il n’y a aucune raison pour qu’en 2014 on ne puisse pas repérer un avion avec tous les moyens de la technologie moderne. Le fait est que Malaysia Airlines avait refusé d’investir dans du matériel qui aurait pu permettre de localiser l’avion. Bon, c’est une métaphore malheureuse, mais c’est un peu pareil pour certains labels ou artistes qui ne sont pas incités à faire les démarches pour collecter l’ensemble des droits dont ils doivent bénéficier. La technologie est là, mais tout le monde ne semble pas vouloir l’utiliser. Parmi les recommandations du rapport, une me paraît assez audacieuse : celle qui affirme que les paiements des droits du streaming ne devraient pas se baser sur des monnaies nationales, mais sur un système de paiement électronique tel que le Bitcoin. Peux-tu m’expliquer ? Je ne sais pas si nous disons que le système devrait utiliser ce genre de monnaies telles qu’elles existent, mais nous disons qu’au moins il serait nécessaire d’en étudier l’éventualité. Aux États-Unis, par exemple, il y a neuf banques qui sont en train d’investir des millions pour étudier la viabilité de tels systèmes de paiement par chaînes de blocs. Dans le système actuel, les droits d’un artiste américain collectés sur Spotify en Allemagne vont être reversés à la filiale allemande de sa maison de disque avant d’être reversés à la maison de disque américaine puis à l’artiste. Avec un système de monnaie électronique, il est possible de faire en sorte que ces droits soient reversés directement à l’artiste sans passer par tous ces intermédiaires. Certains disent que ces monnaies sont totalement transparentes et que c’est un problème. Tu ne voudrais peut-être pas que tout le monde sache combien tu as sur ton compte en banque, mais au moins tu voudrais être capable de savoir combien toi tu as sur ce compte. Le but c’est qu’à tout moment une artiste comme Taylor Swift puisse savoir combien de droits la concernant transitent sur Spotify et chez tous les intermédiaires qui s’occupent de sa musique. L’information devrait être disponible en temps réel. Spotify devrait fonctionner comme une banque en ligne en quelque sorte. Or, dans le système actuel, beaucoup d’artistes n’ont cette information qu’au bout d’un an et demi quand ils reçoivent un chèque portant sur des tonnes d’opérations dans des régions différentes et auxquelles ils ne comprennent rien. Il faudrait que je puisse demander à tout moment l’état de mes droits d’auteur et pas seulement au moment où je suis payé. C’est important, car c’est comme pour n’importe quelle activité. Si je sais que je vais recevoir une somme certaine, je peux prendre un crédit et m’acheter une maison. Or, c’est pareil pour les artistes. S’ils savaient à coup sûr combien ils vont recevoir, il y aurait des implications sur leur activité créatrice, sur la suite à donner à leur carrière, etc. L’idée que les artistes puissent aller voir leur banque, investir, etc. me fait penser à une remarque très générale qu’on trouve au début du rapport : celle que les artistes sont comme des entrepreneurs. Il y a un temps où la plupart des artistes auraient rejeté cette caractérisation et considéré que d’autres (maisons de disques, managers) devraient s’occuper de leur business. Or, c’est vrai que c’est de plus en plus le cas dans le marché actuel, du fait de l’autoproduction, que les artistes doivent se comporter comme des entrepreneurs. Penses-tu que ça rend les questions autour du paiement des droits plus sensibles ? Ça pose une question plus large, je crois, qui est liée à l’accès de plus en plus grand à la technologie. C’est une bonne chose, bien sûr, car il y a de plus en plus de musique produite, mais c’est aussi un mal, car il y a de plus en plus de mauvaise musique. Aujourd’hui, n’importe qui peut acheter du matériel d’enregistrement à la Fnac et rentrer chez lui s’enregistrer dans sa salle de bains. Crois-moi, je peux le faire, mais tu n’auras vraiment pas envie d’écouter le résultat ! Mais bon, je peux le mettre sur Spotify, demain, et me plaindre de ne pas recevoir d’argent de leur part. Bon, cela dit, ça fait de moi un entrepreneur d’une certaine manière. Aller démarcher des labels, demander à jouer dans des salles, ce sont pour moi des activités de promotion de soi qui s’apparentent à de l’entrepreneuriat. Beaucoup de maisons de disques aujourd’hui prennent en compte le nombre de ‘like’ sur Facebook, les vidéos postées sur YouTube, le nombre de personnes qui suivent l’artiste sur le web. Ce n’est pas tout, mais c’est un signal que la maison de disque a moins de risques de perdre de l’argent si elle mise sur quelqu’un qui prend déjà soin de sa carrière. Cette réalité des choses crée des défis pour les artistes, mais en réalité cela n’a rien de nouveau, car la nature duale du métier d’artiste a toujours existé. Il y a des artistes qui ne veulent que faire de l’art et ne pas entendre parler du commerce, mais pense à Michel-Ange ou à Warhol, ce sont de grands artistes, mais ils étaient également à la tête d’ateliers dans lesquels ils dirigeaient tout un tas de personnes. Ils étaient aussi des hommes d’affaires. Mon expérience avec des artistes m’a montré que ceux qui réussissent sont aussi ceux qui s’intéressent le plus à leurs affaires. Il y a quinze ans, je manageais un musicien qui refusait qu’on lui prenne des rendez-vous avant quinze heures, il voulait enregistrer la nuit et se lever à midi ou à une heure. Sa carrière s’est vraiment effondrée. Alors qu’un autre artiste avec qui je travaillais et qui était également songwriter travaillait dès le matin avec une équipe de musiciens, considérant son job comme un véritable métier, et cette personne vit toujours de sa musique aujourd’hui. Du coup, bien qu’il soit évident que les artistes aient encore besoin, entre autres, d’un manager, d’un éditeur ou d’un distributeur on peut se demander s’ils ont vraiment besoin d’une maison de disques, non ? Je pense que ça dépend de quel genre d’artiste on parle. Si tu veux devenir une star majeure, alors, il m’apparaît assez peu probable que tu puisses y arriver sans une maison de disques. Ces entreprises sont très bonnes pour mettre de la musique sur le marché et pour servir de filtre. Bien sûr, on entend beaucoup de très mauvaise musique sortie par des majors du disque, mais seules de grandes structures comme cela ont la capacité de réunir les fonds qui vont permettre de produire une musique qui sonne de façon assez riche pour toucher le grand public. Maintenant, si tu te situes à un niveau de notoriété plus faible et que tu as un très bon manager, je crois que tu peux te passer d’une maison de disques. J’ai des amis qui ont signé des artistes qui sont restés indépendants. Depuis, ils ont peut-être signé sur des labels plus gros et vivent très bien, mais s’il s’agit de faire un pas supplémentaire et d’avoir de nombreuses diffusions radio, alors seule une major a vraiment la capacité de faire ça. Sur Spanky Few, on s’est demandé récemment si être « indie », ça avait encore du sens. Qu’en penses-tu ? Oui, on peut toujours être « indie » et vivre de sa musique. Ça dépend vraiment de la capacité d’engagement que tu peux avoir dans ton projet. Maintenant, il faut regarder quelles sont les données : il y a 20 à 25 millions de morceaux disponibles actuellement sur Spotify. Parmi eux, 5 à 10 millions n’ont jamais été écoutés. Les projections sont que dans dix ans on en comptera 100 millions. Crois-moi, il n’y aura pas 75 millions de grandes chansons à écouter dans dix ans. Ce n’est pas parce que la distribution est plus facile que ta musique va s’imposer au public. Mais on peut quand même rester indépendants. J’ai des amis qui ont de petits labels et qui tirent leurs revenus à 70 % du streaming. Le plus impressionnant, actuellement, c’est ce qui se passe sur YouTube, pas seulement dans le domaine de la musique, d’ailleurs. Il existe des gamins qui sont des stars de YouTube, qui ont plus d’un million de ‘followers’ et touchent tous les mois un chèque de 50 000 dollars. Ce sont eux, les vrais « indie », maintenant ! Oui, c’est vraiment révélateur de la façon dont ce business est en train d’évoluer et dont le public suit. Il y a un effet de la mondialisation, aussi. On a dit que l’internet allait démocratiser la musique, mais ce que l’on voit apparaître, ce sont des stars de plus en plus grandes au fur et à mesure que la musique franchit les frontières. Prends l’exemple de Taylor Swift. Avant, ces musiciens issus de la scène country avaient très peu de chance de s’exporter. Même de gros succès country comme Shania Twain ou Faith Hill n’ont pas réussi à se hisser au niveau d’une Taylor Swift, qui est une plus grande star que qui que ce soit dans le monde de la pop. Le résultat, c’est que l’Arkansas et le reste du monde vont se passionner pour la même célébrité, alors même qu’avant les goûts étaient plus régionalisés. Et que penses-tu des musiciens qui décident de créer leur propre plate-forme de streaming, tels que Jay Z avec Tydal. Est-ce qu’il te semble que ça va dans le bon sens ou qu’au contraire ça complique les choses dans un domaine déjà peu transparent ? En fait, je suis moi-même un abonné à Tydal. Ma motivation, c’est la qualité de compression qui est vraiment supérieure au reste, au point que pour moi, ça vaut la peine de mettre 20 euros plutôt que 10. Je trouve qu’à la base, Tydal est une vraiment bonne idée. Dans notre rapport, nous montrons qu’ils versent plus de royalties que les autres (75%). Ils ont juste adopté une très mauvaise campagne de promotion qui a donné l’impression qu’il s’agissait juste de riches essayant d’être encore plus riches. Imagine que le propriétaire de « La Favorite » (NDLR : Le café du 4e arrondissement où nous nous trouvons pour l’interview) achète d’autres restaurants et finisse par racheter la société de distribution qui l’approvisionne … grand bien lui fasse. Même si on peut rire de la façon dont les propriétaires de Tydal ont géré leur image, je crois qu’ils ont une mentalité qui est bien plus tournée vers les artistes que Daniel Ek, qui a créé Spotify et qui ne s’intéresse qu’à la technologie. Une des bonnes choses, avec Tydal, c’est que tu peux avoir un contrat de distribution avec eux sans passer par un agrégateur (NDLR : une compagnie telle que Believe en France ou CD Baby aux États-Unis qui servent de distributeur digital à des petits groupes ou labels, s’occupant de la collecte et de la distribution des paiements). Ce que l’on commence à voir pour les services de streaming, c’est que le principe d’un service unique ne marche pas. Il n’y a pas de raison que ce que j’attende d’un tel service soit identique à ce que toi tu attends, ou à ce qu’une fille de huit ans attendrait. Pour les audiophiles comme moi, Tydal est vraiment intéressant. Mais tout le monde ne voudra pas payer plus pour ce genre de service. Il y a aussi des sites comme Spotify qui proposent désormais des émissions telles que le Tonight Show de Jimmy Fallon. Donc ce que l’on voit venir c’est une plus grande diversification des services proposés avec certaines firmes qui risquent de se spécialiser. Pour moi, ce qui serait vraiment dommage avec cette polémique autour des paiements faibles du streaming, ce serait que les artistes commencent à retirer massivement leurs catalogues alors que les sites de streaming sont à un moment charnière de leur croissance et qu’ils atteignent enfin une masse critique. On ne sait pas encore si Adele va proposer son disque sur les sites de streaming (NDLR : Depuis, on sait qu’elle a décidé de ne pas le faire), mais je trouverais cela dommage qu’elle ne le fasse pas, car ce qui risque d’arriver c’est que des sites tels que Bit Torrent vont prendre le relais. Certes, elle vendra un peu plus d’exemplaires physiques, mais le téléchargement illégal va aussi reprendre de plus belle. Je crois qu’il faut qu’un modèle émerge. En quelque sorte, on attend encore le site qui va faire pour la musique ce que Netflix a fait pour la vidéo. Et des sites comme Bandcamp, qui offrent aux artistes des moyens de communication plus directs avec leurs fans ? Sont-ils viables ? De grosses compagnies sont déjà en train d’acquérir ce genre de sites, mais je crois que ce qui est le plus important et qui se développe en parallèle du streaming, c’est l’émergence de nouvelles données pour les artistes. Pandora, par exemple, propose déjà un service d’analyse de données qui permet aux artistes de savoir qui sont leurs auditeurs et où ils se trouvent. Un artiste peut réaliser que beaucoup de personnes ont écouté sa musique à Boston dernièrement et qu’il faudrait y faire un concert. Un de mes amis est président d’Echo Nest, une entreprise spécialisée dans la gestion des données autour de la musique. Ils ont récemment été rachetés par Spotify, car ces derniers essaient d’ajouter de la valeur à leur activité de diffusion de contenus. Si vous êtes capables de donner de telles informations en temps réel aux musiciens, ces derniers, ou du moins leur manager, vont être capables de prendre de meilleures décisions, et plus vite. À une époque, on planifiait des tournées en se basant sur des ventes de disques ayant eu lieu six mois auparavant, sans savoir si c’était encore d’actualité. Une dernière question : le think tank que tu as créé s’appelle Rethink Music et pas « Rethink the Music Industry ». Crois-tu que repenser les modes de distribution de la musique et la rémunération des artistes va avoir un impact sur la musique elle-même ? Je viens de lire un ouvrage que je te conseille fortement, ça s’appelle The Song Machine : Inside the Hit Factory, et c’est écrit par John Seabrooke. Je n’écoute pas vraiment de pop commerciale, mais pour le coup, c’est vraiment fascinant. Ça explique comment l’évolution des technologies et des tendances sociologiques a contribué à affecter la musique pop. On comprend pourquoi Katy Perry et Justin Bieber sonnent d’une certaine façon et notamment pourquoi les Suédois ont eu une influence majeure sur la pop music moderne. Je pense qu’il faut voir comment les choses vont évoluer. Aujourd’hui, ce qui me paraît être l’élément le plus important, c’est cette relation directe que l’artiste peut avoir avec son public, à l’aide du « big data ». Mais d’un autre côté, il y a dix ans, il y avait cette théorie de la « longue traîne » de Chris Anderson (NDLR : dans le magazine Wired en 2004) qui disait que l’internet allait permettre à des produits qui ne se vendent pas beaucoup de représenter collectivement un grand volume de ventes. Or, cela s’est avéré être faux. Il y a une infinité de places pour stocker de la musique sur le web et pourtant, des artistes de plus en plus gros émergent et les plus petits ont du mal à s’imposer. Le livre de John Seabrooke donne un début d’explication : si tu écoutes plus de trois fois par jour une chanson que tu n’aimes pas au départ, ton cerveau finit par se persuader que c’est un tube et tu commences à l’aimer ! Les personnes aiment la familiarité et ils aiment ce qu’ils connaissent déjà. De ce fait, bien qu’il existe une infinité de musique disponible, il n’y a pas tant de gens qui font l’effort de chercher en ligne des musiques qui soient différentes de ce qu’ils aiment déjà. La chose la plus importante, donc, c’est de faire en sorte que ces nouveaux sites de streaming soient des forces de proposition pour les auditeurs, qu’ils arrivent à faire découvrir au public de nouveaux artistes. Pandora a décidé pour cela de se baser sur l’oreille humaine. Des personnes physiques écoutent tous les disques afin de les classer et les proposer à leurs abonnés. Spotify, d’un autre côté, utilise un algorithme, fourni par Echo Nest. Savoir lequel de ces deux modèles va l’emporter est assez fascinant. Le rapport de Rethink Music est disponible gratuitement sur le site : http://www.rethink-music.com/