On a rencontré Vincent Bernière, directeur de la collection Outsider chez Delcourt ! Chez Spanky Few, on se souviendra toute notre vie de la première fois qu’on a ouvert un exemplaire de la bande dessinée Love & Rockets. Pas vraiment passionnés par la bd « traditionnelle », ce fut une espèce de révélation qui nous ouvrit la porte vers un monde passionnante et – heureusement pour nous – prolifique. Alors on a eu envie de rencontrer Vincent Bernière, celui par qui le miracle a eu lieu. Écrivain, libraire, spécialiste de la bande dessinée… C’est lui qui a introduit Love & Rockets en France via la collection Outsider. Retour sur le parcours d’un grand monsieur de la bd. Amen. Vincent Bernière, directeur de la collection Outsider chez Delcourt © Youri Lenquette Bonjour Vincent, pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Mon adolescence fut erratique. Je n’ai pas fait grand-chose à part me droguer, lire des journaux, des BD et écouter de la new wave. À 25 ans, je me suis demandé ce que je pouvais bien faire dans la vie. La seule carrière que je pouvais envisager à l’époque était de travailler dans des magasins multimédias comme la Fnac, que je fréquentais. A l’époque on pouvait rester dans les rayons à zoner, manger, s’assoir, bouquiner. J’ai remarqué récemment que ce n’était plus du tout le cas. Mais à l’époque, à la Fnac des Halles, les places étaient chères ! Il y avait même des bancs en bois dans les couloirs. L’astuce consistait à lire quelques BD, à poser son sac US à côté de soi, à en glisser certaines dedans. Et puis, au bout d’une heure ou deux, à se diriger vers la caisse avec son sac sur le dos et acheter UNE BD, comme ça on avait un sac en plastique FNAC et ça passait mieux, auprès des vigiles (il n’y avait pas encore de bip ni de portiques, tout ça…). Je suis donc devenu libraire, puis représentant en librairie, pigiste, journaliste, rédacteur en chef, etc. Quand j’étais libraire, j’étais assez doué pour attraper les voleurs, du coup. En fait, voler dans les grandes enseignes, c’est pas si grave, quand on est jeune et qu’on a pas d’argent, le seul truc chiant c’est pour le libraire : il ne sait plus s’il a certains livres en stock ou pas… Libraire, auteur de romans et de bandes dessinées, chroniqueur, directeur de collections… Vous savez tout faire ! Comment jonglez-vous entre tous ces rôles ? Je suis comme ça. Je suis indépendant, donc j’ai besoin de chercher du travail tout le temps. Je tâche de saisir les opportunités quand elles se présentent, en essayant d’évoluer pour faire des choses de plus en plus intéressantes, de ne pas m’ennuyer et de gagner de l’argent. J’en rate pas mal, d’ailleurs. Mais l’essentiel est d’avoir du culot, je pense. En tout cas c’est comme ça que ça marche, pour moi. Et parfois aussi ça ne marche pas, mais ce n’est pas grave. Comment et surtout pourquoi en êtes-vous venu à la bande dessinée ? Quand j’étais enfant, j’adorai la BD et la lecture. Mais surtout la BD. Bizarrement, mes parents ne s’en étaient pas rendu compte. Donc à la maison, je jonglais entre quelques BD, un Astérix, un Jerry Spring, un Ric Hochet, ce genre de chose. Toute la difficulté était de se dire, mentalement : lequel j’ai lu en dernier ? De quelle ambiance j’ai envie ? C’était une gymnastique… Et, quand j’allais chez des gens qui avaient plein de BD chez eux alors là, c’était l’orgie. Un de mes oncles, par exemple, avait TOUS les Ric Hochet. Un autre avait quelques Buck Danny et des Michel Vaillant. Des filles et des moteurs, quel souvenir ! Bref, ce que j’aimais aussi créer mes propres journaux. J’achetais des magazines de foot, je décollais les photos je réécrivais des textes je recollais tout ça dans des cahiers que je revendais à mes voisins. Je rêvais d’avoir un kiosque ambulant monté sur une brouette. Le truc déclencheur, aussi, c’est quand ma grand-mère m’a abonné à l’Histoire de France en bande dessinée, chez Larousse, parue dans les années 1970. Plus tard, je me suis inscrit en fac d’Histoire à Nanterre, d’ailleurs. Parlez-nous de la collection Outsider que vous dirigez pour les éditions Delcourt. Cette collection revendique être le nouveau visage de la BD américaine… Mais lequel ? Tout comme en France et d’autres pays du monde, la bande dessinée indépendante US s’est développée dans les années 1990. Particulièrement autour de deux éditeurs majeurs, Fantagraphics et Drawn & Quarterly, chez qui j’ai fait mes premiers achats en tant qu’éditeur. Julie Doucet, Chris Ware, Daniel Clowes, Adrian Tomine, Joe Matt, Seth, les frères Hernandez… je vendais tous leurs comics en import dans la librairie où je travaillais. Disons, pour faire court, qu’ils avaient des préoccupations qui rejoignaient les miennes, en tant que jeune adulte : la vie sentimentale, les problèmes de boulot, les relations avec les autres et avec la société. Des préoccupations plus littéraires qu’aventureuses, on va dire. Avez-vous conscience d’être à l’origine de vocations pour ceux qui ont découvert Adrian Tomine ou Gilbert Hernandez grâce à vous ? Pas du tout. Ah bon ? Super… On ne résiste pas à vous parler de Love & Rockets (le plus grand chef-d’œuvre de la BD pour nous)… Beaucoup étaient septiques et pourtant, cette série – notamment Locas – a été un succès. Qu’est-ce qui vous a incité à relever le défi ? Love & Rocket en France avait été jusque-là mal édité, mais je n’ai pas inventé l’eau tiède. C’était compliqué : complexe, volumineux, etc. Le déclic a été la parution chez Fantagraphics de deux gros volumes chronologiques. Je les ai adaptés, au Seuil, découpé en deux et j’ai ôté pour Jaime Hernandez, les toutes premières histoires dont certaines étaient déjà parues en France et qui étaient un peu bizarres et faibles (c’était l’époque où Jaime hésitait encore entre parler de la vraie vie ou faire de la SF). Locas a eu le prix du Patrimoine, à Angoulême, ça a pas mal aidé, vu qu’il venait de se créer aussi. Et puis les gens connaissaient, quand même. Le mieux, vu l’œuvre, était de pouvoir lire au moins 200/300 pages d’un coup. Après, c’est un peu retombé. Pour Gilbert Hernandez, notamment, que j’adore et qui est hyper prolifique (aussi parce qu’il doit croûter) mais qui vend toujours moins. L’éditeur Atrabile a sorti deux super livres de lui, récemment, mais il n’a pas dû en vendre beaucoup, malheureusement. Les Luba, chez Delcourt, on en a pas vendu plus de 1000 par volume. Par contre je vais sortir un nouveau Jaime à la rentrée, Love Bunglers, un roman graphique avec certains de ses personnages secondaires. C’est la première fois qu’il se lance dans un grand récit. Mais je n’ai pas encore trouvé le bon titre. Amoureux solitaires (cf Elli & Jacno et Lio), les Mendiants de l’amour, Amours imparfaits ? Je ne sais pas. Si quelqu’un a une idée… Comment choisissez-vous les auteurs avec qui vous collaborez chez Outsider ? Y a-t-il un auteur qui vous a particulièrement marqué ? Tomine, incontestablement. J’adorais le graphisme de ses comics. Le fait qu’il s’exprime, un peu comme l’écrivain Raymond Carver, au sein de la forme courte. Les comics de Julie Doucet, aussi : je n’avais jamais lu de l’autobio féminine aussi crue avant. Charles Burns aussi. Je ne les ai pas publiés. Et puis Chris Ware, bien sûr. Lui, j’ai fini par le publier. Après, j’ai une règle, que je m’appliquais avant en tant qu’acheteur : publier TOUT ce que font les auteurs. Après, je fouine. Cela dit, après ce courant très fort dans les années 1990, je pense que ce type de BD a un peu vécu. Je me tourne à nouveau vers la fiction, l’aventure. Mes préoccupations ont sans doute évolué elles aussi. Ou rétrogradé ? Par exemple je vais publier à la fin de l’année Boxeurs et Saint de Gene Luen Yang, une BD historique géniale qui se passe en Chine au début du XXe siècle. Je n’étais pas si loin de ce genre de BD, d’ailleurs, quand j’ai publié Berlin de Jason Lutes, que je considère toujours comme un chef-d’œuvre et qui fut mon premier livre édité. Vous êtes également à l’initiative de la collection Erotix, toujours aux éditions Delcourt. Pourquoi avoir développé cette collection, pensez-vous que la BD érotique n’était pas assez représentée en rayon ? Quand on a fait Erotix avec Guy Delcourt, elle n’était plus en rayon, en tout cas. Ou très peu. Il y avait des tas de classiques que j’adorais mais qui étaient épuisés : les 110 Pilules de Magnus, les Crepax érotiques, Gwendoline de John Willie, des petits formats de Frollo. Ça a commencé comme ça. Et puis, petit à petit je me suis rendu compte qu’il y avait un public et des ventes, disons, faciles. Je me cassais la tête à traduire le Jour du marché de James Sturm et, tout d’un coup, rééditer Liz et Beth faisait 3 fois plus de ventes. Enfin, les questions de sexualité humaine m’ont toujours intéressées. Le sexe, les marges, la pornographie, la transexualité… Des domaines que j’ai pas mal traités en tant que journaliste reporter ou documentariste pour France Culture, notamment. Quel est votre constat sur le marché actuel de la BD ? Comment le secteur a-t-il évolué depuis vos débuts ? Moins 20 ou moins 30% sur les ventes de livres papier. L’avenir est sur écran. Mais comment ? Ça, je ne sais pas. Mais il aura toujours la possibilité de faire des jolis livres. Et aussi : le secteur est très concurrentiel. La BD américaine indépendante, par exemple, tout le monde s’y est mis ! Il y a profusion d’offres, d’auteurs et peut-être pas tout à fait assez de lecteurs… Enfin, quels sont vos projets pour le futur ? Je travaille sur une collection de fascicules chez Hachette : les Grands Classiques de la BD érotique. Je prépare un hors série de Beaux Arts sur Blake et Mortimer. Je travaille avec une ONG à Dakar qui forme de jeunes blogueurs d’Afrique de l’Ouest. Je vais faire une exposition au musée de la Chasse et de la Nature, à Paris, avec de belles planches. Je prépare une anthologie de la BD de science-fiction chez Huggin & Munnin. Je bosse sur un concept de bande dessinée de reportages pour l’agence de publicité M&CSAATCHI.GAD. J’aimerais bien aller dans les îles Andaman en novembre, avec mes deux enfants et leur maman. Je voudrais aussi me remettre au foot.