Dans une autre vie, nous avons travaillé pour des labels et des managers. C’est à cette époque que nous avons découvert le travail du photographe Frank Loriou. Nous lui avons proposé de nous parler de son parcours et de sa vision de la photographie. Rencontre. Frank Loriou par Sylvain Gripoix Hello Frank, peux-tu nous parler de ton parcours ? Peu d’études, j’avoue, je n’étais pas adapté, je crois à cette belle institution qu’est l’éducation nationale, et j’ai pratiqué tour à tour différents métiers, comme vendeur en librairie, photograveur, maquettiste, puis graphiste et photographe. À chaque fois le propos se précisait un peu, et j’ai évolué naturellement vers ce qui correspondait le mieux à mon rapport à l’existence, toujours en autodidacte, ou presque… D’où te vient cette passion pour la photo ? Je crois que c’est ainsi que je regarde depuis toujours. Rien n’est normal et évident pour moi, tout m’est un peu étranger, et la photographie me permet d’exprimer cette manière de voir, qui s’arrête souvent sur des sujets insignifiants, ou des thématiques qui me sont chères, comme la nature, l’animalité, l’enfance, la condition humaine. Qu’est-ce qui t’attire dans cette discipline ? La photographie est pour moi un langage, qui m’a permis de découvrir ce que je ressentais au plus profond, tout d’abord, puis de l’exprimer, de le transmettre, de le partager. Je travaille quasi exclusivement en argentique, pour l’émotion que m’apporte cette technique, son grain, les accidents qui parfois se produisent, le fait de ne pas voir les images au moment de la prise de vue, mais plusieurs jours ou semaines plus tard, ce qui leur laisse le temps de vivre en moi avant que de les découvrir, en général différentes de que j’avais imaginé. L’argentique aussi pour la rareté du geste, chaque déclenchement étant choisi, pensé, cadré plus précisément. J’aime à ne faire pour mon travail personnel qu’une seule image d’un sujet, mais en l’habitant vraiment. Et qu’est-ce qui t’inspire ? Quelles émotions voudrais-tu faire passer à travers tes photos ? J’aime les sujets qui ont une certaine pauvreté, j’aime photographier quand il n’y a rien à photographier. C’est là me semble-t-il que peux s’exprimer le mieux le regard du photographe. Dans le dénuement. Un détail, une atmosphère, toutes les traces légères que l’humain peut laisser, toutes les œuvres qu’il construit sans en avoir conscience sont pour moi une forme d’art brut très émouvante. J’aime photographier les enfants et les personnes âgées, qui ont, me semble-t-il, des émotions bien plus intéressantes et vraies à partager, et une fragilité, une vérité, qui touche plus à l’essence de la condition humaine. J’aime aussi photographier les animaux tels que nous les croisons dans notre quotidien, qui portent souvent en eux un mystère, une mélancolie étonnante. Tu as réalisé beaucoup de séries. On pense notamment aux excellentes The Trip et Outta-Season… Peux-tu nous en parler ? The Trip (Le voyage) est un voyage imaginaire et sans fin, que l’on soupçonne amoureux. Comme une fuite, un road trip dans des lieux à la fois très communs, mais aussi étranges et non définis. Un ailleurs, qui est là, tout près de nous. Outta Season (Hors-saison) est dans la continuité de mon livre « Tout est calme », avec des cadrages très serrés, très simples, sur des sujets uniques, chargés en matières, en émotion, en symboles, empreints de naïveté. Dans cette série je suis au plus près de mon regard d’enfant, que je crois n’avoir pas complètement oublié, et de mon rapport à ce monde étrange qui me fascine autant qu’il m’effraie parfois. Tu travailles également avec beaucoup de musiciens, aussi bien pour des portraits que pour des pochettes d’album. Qu’est-ce qui motive ce choix ? La musique est mon autre passion, et j’ai la chance que de passionnants artistes se confient à moi, dont la sensibilité m’émeut, et que je peux emmener dans mon univers, tout en les accompagnant dans leur histoire personnelle, dans ce moment de leur vie que la photographie vient figer. J’aime le portrait dans ce qu’il a de plus sacré, comme ces rares images que l’on aperçoit dans les cuisines des grands-mères, qui ont toutes une charge émotionnelle et symbolique très fortes, et sur lesquelles le sujet pose avec dignité, fierté, comme si ce moment devait durer pour l’éternité. Penses-tu qu’au même titre que la musique, la photographie puisse être un exutoire pour le photographe et pour le modèle ? Une discipline artistique, quelle qu’elle soit, est bien souvent un exutoire, dans le sens où elle permet de libérer et partager une parole ou des émotions que l’on n’arrive pas forcément à se formuler à soi même, et par conséquent à exprimer. On se découvre souvent à travers sa propre création, et on est le premier spectateur de ce que l’on produit artistiquement. Le premier surpris. Comme l’on décide de concevoir un enfant, sans en connaître à l’avance ni le visage, ni le tempérament, ni s’il sera gai ou mélancolique. Et que l’on devra ensuite aimer, élever et protéger de façon inconditionnelle, tel qu’il est, tel qu’il sera, à la fois tellement nous même, et pourtant nous échappant complètement. Il en est de même d’une œuvre artistique, selon moi. Les applications de photographie se multiplient et on a le sentiment que tout le monde peut s’improviser photographe. Qu’en penses-tu? Dans ce contexte, quel est l’avenir de la photographie ? Il en est de même en musique, en graphisme, et dans bien d’autres disciplines probablement. Le problème que pose la démocratisation des outils et des techniques, intéressante d’un certain point de vue, est qu’au final elle contribue beaucoup à banaliser le geste artistique. Cette surabondance d’images comme de musique nous a peut-être fait perdre le goût des belles choses, paradoxalement, et il est temps de refaire l’éloge de la rareté et de la lenteur, deux valeurs en passe d’être oubliées, au profit de leurs contraires… Notre esprit absorbe chaque jour un nombre d’images ahurissant, et ce faisant, s’appauvrit de ce qu’il aurait à puiser en chacune d’elle. Ce qui est rare est cher, également, paraît-il, et beaucoup d’artistes sont aujourd’hui en danger, qui bientôt ne pourront plus vivre de leur activité, qu’ils soient musiciens ou photographes. Qu’en est-il de tes futurs projets ? Peut-être de mêler à la fois la musique, la photographie et les mots, à travers un projet unique, mais qui n’en est encore qu’à ses balbutiements…